• Le micro-crédit en INDE


     
    La micro finance en Inde
    Entretien avec Jean-Michel Servet

    JM Servet est un spécialiste de la micro finance. Professeur à l'université Lumière Lyon 2 défendant une approche socio-économique, il est détaché à l'Institut de Recherches et de Développement en affectation à Pondichéry. Il  est co éditeur depuis 1997 du rapport annuel Exclusion et liens financiers paraissant chez Economica. Le prochain volume co édité avec Isabelle Guérin a pour sous-titre  Microfinance, les leçons du Sud.

    CERISE : Quelle est la mission que tu as pendant ces quinze mois que tu vas passer en Inde ?

    JMS : La mission est multiple. Nous avons d'abord développé au centre Walras à Lyon depuis quelques années un programme de recherche sur les dimensions sociales de la finance dans les pays du Nord, notamment sur l'entrepreneuriat, la microfinance, sur les systèmes d'échange locaux et sur la préparation du passage à l'euro. Je voulais conserver les acquis des recherches que nous avions menées, c'est-à-dire travailler avec  les populations et non pas sur les populations, avec les associations et ONG et non sur des institutions, avec les autorités publiques et pas seulement entre académiques. Je voulais enfin étendre ce domaine d'activité et rechercher une médiation entre le monde anglo-saxon et les recherches socio-économiques francophones. L'économie sociale dans les pays anglo-saxons n'est pas identique à la nôtre et le passage n'est pas toujours facile à trouver. J'espère donc implanter ici dans le cadre de l'Institut Français de Pondichéry un centre à la fois de recherche, de formation et d'information sur la microfinance impliquant des acteurs européens et indiens de langue française et anglaise. Certains de nos séminaires doivent aussi se dérouler avec  traduction en tamoul, langue principale ici, de façon à ce que les acteurs locaux puissent être pleinement associés.

    CERISE : quelle est la spécificité de l'Inde ?

    JM S Notre champ de recherche est celui de populations pauvres et en situation d'exclusion ou de marginalisation; c'est notre parti pris depuis de nombreuses années. Ces quatre cents millions de personnes en Inde constituent le tiers de la population mondiale dite pauvre ; c'est donc la région du monde où il y a le plus de pauvres. C'est ensuite pour la microfinance une sorte de marché potentiel immense où la presque totalité de ses outils sont présents, avec aussi une tradition forte à la fois d'intervention publique et de décentralisation. On doit aussi remarquer que la micro finance en Inde est à la fois l'épargne, les prêts mais aussi l'assurance. L'Inde a particulièrement innové en matière de microfinance par le développement de ce qu'on appelle les self help groups, associations locales qui sont directement articulées au bout d'un certain nombre de mois de bon fonctionnement (six en général) au système bancaire classique, qui se voit imposer par l'Etat des obligations sociales.

    CERISE : quelle définition donnerais-tu de la micro finance à un Français qui ne connaîtrait rien dans ce domaine ?

    J-MS La microfinance est la mise à disposition de services financiers à destination de populations qui n'ont pas d'accès aux services  formels classiques en matière d'épargne, de prêt et d'assurance. Il existe deux logiques dans la microfinance : celle qui met l'accent sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion et celle qui privilégie l'entrepreneuriat.

    CERISE : quelle est l'attitude des pouvoirs publics face à la microfinance en Inde ?

    JMS Pour ce qui concerne la microfinance, à travers deux institutions publiques que sont la NABARD  et SIDBI et qui émanent de la Banque centrale, l'Etat au niveau central encourage le développement  de la microfinance. On peut aussi remarquer que le premier ministre de l'Union a fixé dans son discours de la fête nationale du 15 août dernier parmi six priorités le développement de l'assurance, qui se fait en partie via des organismes de microfinancement et les pouvoirs publics prennent en charge la réassurance. Pour ce qui concerne le niveau des Etats, tous n'accordent pas la même priorité à la microfinance. En Andhra Pradesh, le premier ministre a fortement encouragé son développement et pour cela l'adaptation des lois et règlements ; on parle de sa capitale, Hyderabad, comme une Mecque de la microfinance. Je pense que l'ensemble des Etats indiens est en général largement favorable au développement de la microfinance.

    CERISE : En se promenant du côté de Varkala, des enfants criaient sur notre passage " Give me your pen ? " qu'est-ce que signifie pour toi cette phrase ?

    JMS Si ça se trouve, c'est tout simplement parce des Occidentaux ont distribué eux-mêmes des stylos; si on se promène en Afrique ou en Amérique Latine, on a exactement la même demande. La demande de crayon a peut être été créée par l'offre. Je ne suis pas convaincu par la spécificité de l'Inde en ce domaine. Je ne suis pas convaincu non plus de l'usage du dit crayon. Si on déplace la question, la région dont tu parles est celle du Kérala qui connaît le taux d'alphabétisation le plus élevé de l'Inde; on peut imaginer qu'il s'agit d'un besoin réel d'une population qui a été gouverné par le parti communiste pendant très longtemps et a développé une éducation de masse, de même que des services de santé, alors que c'est un des Etats relativement pauvre de l'Inde selon le critère du PNB par tête.

    Enfin, pour terminer ces interprétations quant à la demande d'enfants à des voyageurs étrangers, j'ai le souvenir d'un ami occitan dans la mouvance de Mai 68 qui s'était pris une sorte de claque car  en descendant d'un car rapide dans un petit village du  Nord de la Côte d'ivoire et en le voyant, les enfants n'avaient pas réclamé des crayons mais s'étaient mis à crier "Vive les riches" !

    CERISE Il y un fait marquant pour celui qui vient en Inde pour la première fois, c'est la présence vivante de l'hindouisme dans la vie quotidienne. Comment cela se traduit-il en matière de finance ?

    JMS : Dans le Kerala, je connais une ONG spécialisée dans la microfinance pour les  pêcheurs, qui un établissement d'épargne et de prêts et qui a été créé à l'initiative de mouvements chrétiens, par contre je ne connais pas d'organisations de microfinance créées à l'initiative de mouvements hindouistes, mais je ne pense pas que ces mouvements aient pris position pour ou contre la micro finance. On connaît la position des islamistes sur cette question (à travers la condamnation du prêt à intérêt), mais je n'ai jamais entendu de chose similaire pour ce qui concerne les hindouistes et d'un rejet de la microfinance en tant que tel. Pour ce qui est des rapports entre finance ou plus generalement "argent" et hindouisme, toute personne qui visite un temple est frappée, compte tenu du bannissement de l'argent dans la culture chrétienne, par l'omniprésence de l'argent, de la liste des donateurs, des prêtres qui réclament de l'argent contre bénédiction. Il n'y a pas en Inde l'opposition courante (mais superficielle) en Occident entre sacré et argent. Il se trouve qu'ayant travaillé cette question avant de venir en Inde, je n'ai jamais été frappé par une opposition de cette nature. Le lien dette/argent/sacré me paraît évident au regard de la conception que j'ai de la monnaie, et de la finance en général, comme "lien social". L'argent est ce qui fait totalité dans les sociétés, c'est explicite en Inde (via le tissu des dettes) alors que c'est  fortement masqué en Occident. Ceci sans doute est aussi lié à l'ancienneté de pratiques de paiement en Inde entre les castes , ce système ayant développé de façon considérable la division sociale du travail.

    CERISE : Une des difficultés des organismes de micro-financement en France, c'est le cas de la Caisse solidaire du Nord pas de Calais ou de l'ADIE, est de financer leurs charges de structure par l'intermédiaire des prêts. On sait que le profit réalisé par les banques coopératives ou ordinaires ne provient pas de la vente de prêts mais des opérations de placements financiers. A moins de demander aux organismes de micro-financements de faire de  même, on voit bien l'impasse sur lequel on bute. Comment dépasser cette situation ?

    JMS Cette question vaut non seulement dans le cas d'un pays dit développé comme la France mais aussi d'un pays dit en développement comme l'Inde. Une première réaction (et je ne choisis pas l'expression réaction au hasard) est de se dire que ce sont les bénéficiaires eux-mêmes qui doivent couvrir intégralement ces charges de structure ; à l'opposé on peut penser que l'accès au prêt, à l'épargne et à l'assurance est un droit qui, dans des sociétés, dont la financiarisation s'est considérablement accrue au cours du dernier quart de siècle, fait partie des droits fondamentaux dans toute société (comme on parle de droit en matière de santé, d'éducation, de protection juridique ou de culture) et que la puissance publique, sous des modalités et dans des proportions diverses, se doit de donner accès à ces services financiers à chacun et donc de donner les moyens de ces droits. La question évidemment pratique est de savoir dans quelle proportion respective  les usagers et la puissance publique doivent payer.

    CERISE : Dans le premier cas, ce serait renchérir le coût de distribution des prêts solidaires qui sont déjà prohibitifs face à la concurrence ?

    JMS C'est vrai, pour la première partie de la phrase; mais pour le caractère dit prohibitif, on doit prendre garde de comparer ce coût avec celui du retour sur investissement ; si le coût du prêt est de 5 pour un rendement de 15, peut-on parler d'usure? Quant à ceux qui s'en offusquent, il convient de remarquer que lorsqu'une entreprise réalise un profit important, on dit qu'elle fonctionne bien alors que lorsqu'il s'agit d'une banque, on dit que c'est du vol ; on peut retrouver là une morale religieuse archaïque vis à vis de l'argent… La papauté a condamné comme péché le prêt à intérêt jusqu'en 1830. Il convient donc en la matière d'avoir une vision très pragmatique et non de condamner le prêt à intérêt sans le rapporter au service fourni.

    CERISE : Oui, mais comme en général, les activités solidaires sont d'un faible rendement, on revient au point de départ qui est de se diriger vers la puissance publique.

    JMS ceci est vrai en Europe mais ce n'est pas le cas des pays du Sud où les retours sur investissement sont considérables; les taux d'intérêt qui nous paraissent usuraires peuvent être considérés comme raisonnable quand on les rapporte à ces retours sur investissement. La question est bien sûr différente quand il s'agit d'un prêt à fins strictement de consommation et de faire face à une situation de détresse matérielle. Mais l'idée selon laquelle le coût d'un prêt devrait toujours être intégralement couvert par celui qui emprunte est une idée fortement idéologique : personne n'a jamais prétendu que les trottoirs devaient être financés par les usagers de ces mêmes trottoirs. Dans une société hautement financiarisée, je considère que le coût de l'accès du plus grand nombre au crédit peut être financé par la puissance publique comme un service collectif. Il n'y a aucune raison de penser que les plus riches doivent bénéficier de conditions économiquement plus favorables dans tous leurs prêts, dans la mesure même où les taux de remboursement des prêts par les plus pauvres sont souvent plus élevés que par les plus riches. Grâce précisément aux programmes de microfinance, il est possible d'accroître de façon considérable les taux de remboursement. Dans son ensemble, par la diffusion de prêts encourageant la création d'auto emploi et de très petites entreprises, la société peut d'ailleurs s'y retrouver et ce qui apparaît a priori comme une perte peut être un gain collectif.

    CERISE : Depuis qu'on étudie les modèles de développement, on n'en est pas à nos premiers déboires ; est-ce que la micro-finance ne serait pas la dernière née car on constate parallèlement que les aides internationales au tiers-monde ont été divisées par deux ?

    JMS Il y a deux choses que nous ne devons pas confondre, la voie néo-libérale et le libéralisme. La voie néo-libérale indique que par définition, tout doit être marchandisé dans un univers concurrentiel et qu'il faut réduire toutes activités de financement public tels que les routes, les écoles, l'éducation ou la santé. Et l'on va trouver des personnes qui vont vanter ce modèle. Mais cette voie néo-libérale ne s'est pas propagée par hasard : en face, certains pensent que ces activités doivent être gérées de façon administrée par des fonctionnaires dans des bâtiments publics sous forme de prestations entièrement gratuites pour tous les usagers. Les échecs du tout administré et les politiques sociales qui profitent plus aux plus riches en matière de santé, de culture ou d'éducation ne sont plus à démontrer. On peut regretter que les néo-libéraux prétendent être les héritiers de la pensée de Tocqueville ou de Montesquieu ; il ne faut pas oublier que la pensée de la Révolution française était dominée d'un point de vue économique, même chez des hommes comme Robespierre et Saint Just par le libéralisme ; leurs mesures autoritaires et d'administration sont inspirées de l'Ancien Régime dans un contexte d'envahissement du territoire. C'est quelque chose que Jean Jaurès avait très bien compris. La pensée libérale fondamentalement pour la perception que j'en ai, en fait, ne rejette pas l'Etat mais elle affirme que le bon Etat est un Etat qui fait faire et non qui fait, qui doit encadrer les conditions des échanges, fixer des limites collectives aux droits de propriété, et donc l'Etat peut fournir au nom de l'intérêt général des services de santé ou d'éducation, inciter l'activité. Si l'Etat  fait faire davantage qu'il fait, on voit là le rôle potentiel considérable des associations ou des ONG. Ceci s'inscrit dans un processus général de subsidiarité de l'Etat ; ce mouvement prend deux formes, d'une part spatiale avec la décentralisation locale et la montée des institutions supra nationales (internationales mais aussi continentales) et d'autre part fonctionnelle avec les mouvements dits associatifs et les organisations de la société civile.

    CERISE : on revient ici sur un débat actuel de l'économie sociale et solidaire en France qui est de savoir si les associations doivent être réduites à leur rôle de gestionnaires des politiques publiques. La force de l'économie solidaire est d'échapper à cette fonction pour couvrir des besoins qui ne sont pas ceux du marché et de l'Etat.

    JMS Ce n'est pas incompatible. Une des forces de l'économie solidaire est de régénérer l'Etat pour le rendre plus proche et plus efficace. En ce qui me concerne, l'économie sociale et solidaire n'est pas un tiers secteur mais la nouvelle image de la puissance publique. Cela étant dit, en son sein, se développent  aussi des entreprises dans la tradition de R. Owen ou P. J. Proudhon, de type coopératif ou mutualiste. Mais ceci ouvre un débat plus large sur l'économie sociale et solidaire.

     

    En fait je suis très mal à l'aise face à l'utilisation de termes comme Etat et surtout de marché sans que le contenu utopique de ceux ci ne soit révélé. L'opposition marché / Etat nous paraît peu pertinente dans la mesure où l'Etat du point de vue des rapports de production et d'échange se fonde d'abord comme un mode de propriété alors que le marché serait un mode d'échange. Les  institutions étatiques peuvent donc aussi avoir des pratiques dites marchandes. Pour ce qui est du marché, je considère que K.Polanyi n'a pas été jusqu'au bout de sa critique lorsqu'il oppose dans les sociétés anciennes le port de commerce et la place de marché et lorsqu'il parle de marchandises fictives comme la monnaie, le travail et la terre. Un terme comme celui de marché recouvre aujourd'hui des éléments antithétiques qui sont ceux de place de marché et ceux de lien de clientèle; dans le premier cas prime la notion de contrat et la limitation des obligations à celles du contrat lui même et il est supposé une égalité fondamentale des échangistes alors que dans le second cas il s'agit d'une relation établie dans la durée et d'une reconnaissance du statut des personnes. Nous avons développé cette différence conceptuelle, qui pour nous est fondamentale pour comprendre les dynamiques en cours dans les relations d'échange et en particulier au sein de l'économie sociale et solidaire, dans un ouvrage paru au Seuil en 1998 sous le titre Une économie sans argent. Une critique analogue doit être produite sur la notion d'Etat  pour comprendre que les ong tendent à être une forme d'action déléguée de la puissance publique.

    CERISE : A mon sens, ce ne peut pas être deux choses séparées. Qu'un directeur d'association rencontre par son activité des exigences de l'Etat, c'est un fait; qu'il en devienne le sous-traitant en est une autre et je ne suis pas sûr que beaucoup de présidents d'associations en aient envie.

    JMS Qu'ils en aient envie est une chose mais j'estime qu'il est du devoir de l'Etat de faire faire par les associations, de contrôler ce qu'elles font et d'évaluer leurs performances et impacts. C'est pour moi une conviction forte d'être résolument contre l'Etat fonctionnarisé. Je suis par exemple favorable pour résoudre la crise actuelle de l'enseignement supérieur dans un pays tel que la France et compte tenu du refus massif de pourvoir à l'accroissement massif de leur financement via l'impôt et à l'échec de leur régulation administrée favorable à l'autonomisation et la décentralisation des universités en fondations par exemple ; ce qui ne veut pas dire leur privatisation totale et sans contrôle et leur transformation en institutions profitables. Je suis favorable à la mise en place de systèmes de prêt sans intérêt pour que les étudiants co financent leur formation.

    Il faut aussitôt ajouter que ce passage via le monde associatif n'est viable qu'à la condition qu'il y ait de la part de l'Etat un contrôle strict des dépenses publiques sur les associations, les fondations ou les ONG. On ne doit pas considérer ces organisations comme des entreprises privées; il s'agit d'un abus de langage lorsqu'on parle de "fondations privées", puisqu'elle ont été créée en large partie par des avantages fiscaux (héritage ou prélèvement sur les entreprises). Il faut donc s'interroger sur la forte liberté qui leur est accordée alors même qu'il s'agit de fonds en réalité publics détournés du contrôle public. Il faut professionnaliser les fondations, les associations et les ONG. Il y a par ailleurs une potentialité dans l'économie sociale et solidaire qui rejoint les préoccupations coopératives et mutualistes. Il y a les deux projets qui coexistent en même temps dans l'économie sociale et solidaire. Quand 80 % de la population aura un niveau bac (soit au moins onze années de scolarisation), on ne pourra plus commander les travailleurs comme au XIXe siècle. Ce nouveau visage de l'Etat "faisant faire" me paraît aujourd'hui plus novateur aujourd'hui que les nouveaux rapports de production coopératifs, dont par ailleurs je ne suis pas un spécialiste. Cela ne veut pas dire que la coopération aujourd'hui soit la reproduction simple de celle du XIXe siècle et ne soit pas en situation d'évolution lui permettant de constituer une alternative crédible à la question de la gestion des entreprises notamment. Mais l'on doit bien avoir conscience  que l'économie sociale et solidaire, ce n'est pas seulement et simplement un anti Etat, c'est  aussi une nouvelle forme de la puissance publique et du collectif qu'est l'Etat.

    CERISE. Dans les pays du tiers-monde, la question du développement est essentiellement celle de l'Etat. Or les sommes considérables qui sont engloutis par une armée pléthorique de fonctionnaires conduisent à se poser la question des transformations de son mode de gestion. Comment en sortir ?

    JMS La première réforme nécessaire de l'Etat au Sud est sans doute celle de la fiscalité qui est intimement liée à la démocratie et aussi à la lutte contre la privatisation des prélèvements qu'est la corruption. La fiscalité actuelle en Occident, c'est plus deux siècles de construction juridique et de débat démocratique. N'oublions jamais par exemple l'origine largement fiscale de la Révolution française, à travers la réunion des Etats généraux. Démocratie veut donc dire aussi fiscalité, ce qui suppose des débats importants.

    La microfinance n'est donc qu'une partie de la réponse car je n'imagine pas par exemple   pour construire et financer des routes qu'elle puisse être le vecteur massif de leur financement, de même pour des hôpitaux publics ou des universités. Toutefois, la microfinance quand elle est le vecteur du développement de groupes locaux sert aussi à organiser des débats sur la satisfaction de besoins collectifs. Bien-sûr par elle-même elle ne propose pas un changement global de système économique, ce n'est pas le projet du grand soir. Ce qui amène nombre de personnes à en déduire que cela ne change rien du tout. Rappelons que c'est un outil et que la micro-finance en tant que tel n'est ni de droite ni de gauche. Quand vous avez un chéquier dans votre poche, vous êtes-vous demandés s'il est de droite ou de gauche? Par contre, ce que je sais, c'est que ceux qui prônent des politiques visant à une exclusion financière de la population à travers l'exclusion bancaire sont plus de droite que de gauche.

    CERISE Comment peut-on se prémunir de la bureaucratie des ONG et du détournement de la micro finance par des classes intermédiaires ?

    J-M S Sur toutes les expériences de micro-finance, il y a toujours un débat entre les techniciens et les élus ; c'est vrai en France pour le Crédit Mutuel par exemple. Il y a toujours un débat en ce domaine, en France comme dans les autres pays; une manière forte d'y remédier vient je pense de la formation des élus. Pour ce qui concerne les détournements, nous sommes en 2003 et nous avons un outil à disposition des gens les plus démunis. Vers 1860, Léon Walras faisait partie de ceux qui faisaient la promotion du modèle anglais de la société anonyme par actions et ils pensaient que c'était une forme de socialisme, séparant l'exercice du droit de propriété de la compétence en matière de gestion. Chacun sait ce qu'il en est aujourd'hui. Nous ne savons d'ailleurs pas ce que peuvent devenir les grandes sociétés anonymes compte tenu de la montée de l'éthique et du contrôle possible par les syndicats des fonds de pension. Peut être que l'on retrouvera dans quelques années quelques arguments allant dans le sens de Walras. Un moyen peut donner le pire et le meilleur. Il convient de toujours garder en tête les limites historiques de ce que l'on produit.

    CERISE Crois-tu encore au développement ?

    J-M S Ma première réponse serait , "je ne suis pas un homme de croyance". Ce que je constate et dont je suis convaincu, c'est un progrès possible des humains en  société par une action positive. Par exemple, je ne suis pas d'accord avec ceux qui opposent l'Occident aux autres cultures du monde. Ce qu'on appelle l'occidentalisation du monde est en fait bien souvent une transformation positive du Monde en matière de respect du droit des minorités et des droits démocratiques de chacun. Nous sommes des héritiers du monde des Lumières du XVIIIe siècle, qui ont combattu contre l'obscurantisme même de l'Occident et l'ont vaincu. Ce sont des forces de modernisation active d'abord au sein de l'Occident mais je n'oublie pas que l'archevêque de Paris a démissionné de l'Académie française quand Littré est y entré. Je n'oublie pas qu'au XVIIIe siècle, un tribunal ecclésiastique en France a condamné un âne à être pendu parce que cet animal avait donné un coup de sabot qui avait tué quelqu'un. Je n'oublie pas que des centaines de milliers d'Européens ont terminé leur vie sur des bûchers ou sous la torture comme hérétiques, sorcières ou utopistes au cours du dernier millénaire. Le fondamentalisme aujourd'hui ne se trouve pas uniquement chez les musulmans; il existe aussi un fondamentalisme chrétien vivace en particulier aux Etats Unis et nous sommes en Inde où il existe un fondamentalisme hindou qui incarne à mes yeux une projet de régression sociale. Sais-tu qu'un ministre indien a déclaré que la vie d'une vache était plus sacrée que celle d'un dalit pour justifier le massacre de ce que l'on appelait autrefois des intouchables par des foules hindouistes manipulées au printemps dernier? Je crois en la possibilité essentielle de lutter contre ce fondamentalisme par le développement économique et social.

    CERISE La question est me semble-y-t-il ailleurs. Il s'agit de savoir si le modèle de développement est généralisable par transposition à la planète entière au regard des matières premières utilisées, des réserves du sous-sol, de la dégradation de l'environnement, etc ?

    J-MS Posée en ces termes, je n'imagine pas les six milliards d'êtres humains de notre planète circulant en voiture ou consommant chacun la même quantité de viande qui est consommée dans certains pays par exemple. Dans le cadre urbain de Mumbai, si les quinze millions d'habitants de la métropole, dont aujourd'hui 40% vivent dans des bidonvilles, devaient posséder une automobile, la chose ne serait même pas pensable en terme de pollution, de congestion de l'agglomération par exemple. Nos modèles de vie collective, de consommation (pour ne pas dire de gaspillage) et de production ne sont pas généralisables à toute la planète en l'état des techniques et des modes de circulation de l'information et tu as certainement raison de penser qu'il ne suffit pas d'adhérer aux accords de Kyoto pour y mettre fin, mais nous considérons que depuis vingt ans des progrès indéniables ont été accomplis dans cette prise de conscience par les pouvoirs publics. Les  solutions ne sont pas à la hauteur des problèmes posés  précisément parce qu'il y a un manque de courage des politiques, et c'est sans doute une limite importante de la démocratie représentative et élective qu'ont produit positivement  les luttes des deux derniers siècles. La démocratie est pour moi une condition du développement  et non un luxe de riches. Et de ce point de vue, l'Inde offre des potentialités importantes pour son développement puisque c'est un pays, au delà des conflits, beaucoup plus démocratique que la plupart des pays du Sud.

    (Propos recueillis pour CERISE par D.Deprat et J.Prades le 17 février 2003)