• Ce qu'en pensent les chercheurs

    Mon petit bidonville à Bombay

    Frédéric Landy

    Pourquoi le géographe qui travaille sur les problèmes urbains de Bombay peut-il sortir du film Slumdog millionaire avec un certain malaise, voire une sourde colère? L’œuvre est très originale, tournée à Bombay en plein « bidonville » (slum), dotée d’un scénario habile. On peut se lasser du montage rapide, de la caméra systématiquement de biais, d’une esthétique très « pub », mais après tout, voilà bien une simple affaire de goût. Les clichés sont au rendez-vous, mais comme tous les clichés ils ont une grande part de vérité. C’est vrai : les mafias contrôlent une partie des bidonvilles de Bombay ; des émeutes intercommunautaires en 1993 ont fait des centaines de morts ; l’élevage d’enfants mendiants n’a guère changé depuis ce qui a été décrit par Rohinton Maistry dans L’équilibre du monde ; l’Inde émergente a pris du monde occidental ce qui est le pire et le plus caricatural, et notamment les jeux télévisés les plus contestables comme Qui veut gagner des millions ?

    2Certains poncifs du cinéma indien sont au programme (le méchant aux lunettes noires, le couple mixte des héros hindou-musulman, le cru des scènes de violence qui contraste avec la pudeur des scènes d’amour), ce qui crée un mélange intéressant avec d’autres poncifs, ceux du cinéma commercial occidental. L’hybridation analysée par tous les experts de la mondialisation culturelle et du « post-colonial » est une réalité : le cinéma métis devient plus que jamais un produit attractif.

    3Et pourtant… Même si l’on saute sur les invraisemblances (comme la part très grande des dialogues anglais au détriment de l’hindi/ourdou et du marathi), on ne peut être satisfait. Car la vision des bidonvilles est extrêmement biaisée. C’est la loi du genre, dira-t-on : ne pas attendre d’un film policier qu’il montre beaucoup d’autres choses que des gangsters et des flics ! Le réalisateur ne prétend pas faire œuvre de sociologue. N’empêche. Le film conforte des clichés ancrés dans l’opinion publique occidentale (l’« urbanisation galopante » dans les mégapoles du Sud, une majorité de mendiants voire de voleurs dans des bidonvilles peuplés quasi uniquement de SDF ou équivalents). Mais là n’est pas le plus grave. Car les croyances occidentales ne sont en cela guère différentes de ce que pense l’élite indienne dans sa majorité, ces fameuses middle classes (les quelque 7 % des ménages qui possèdent une automobile). Il ne s’agit plus alors d’opinion, mais bien d’idéologie, une idéologie à laquelle se conforme le film – voire qu’il renforce. Pour résumer quelque peu caricaturalement, bien des jeunes informaticiens ou businessmen de Bombay vous affirmeront candidement que les bidonvilles concernent une petite minorité de la ville (alors que très officiellement la moitié de la population de Bombay habite dans des logements classés comme slum). La définition de slum est certes très large, peut inclure des immeubles collectifs en dur de plusieurs étages. Il n’empêche, le problème est largement sous-estimé. Surtout, on croit trop, en Inde comme en France, que les habitants des bidonvilles sont en majorité des chômeurs mendiants, voleurs, prostituées, proies faciles pour les recruteurs des différents gangs qui règnent sur certains quartiers, immigrés déracinés venus d’autres régions de l’Inde, ou étrangers sans papiers infiltrés du Bangladesh et du Pakistan « islamistes ».

    4De telles croyances expliquent en partie que périodiquement, le parti xénophobe Shiv Sena soit élu au pouvoir à la municipalité voire au gouvernement de l’Etat du Maharashtra, souvent lors d’alliances avec la droite hindoue du parti BJP. Pour parler vite, les pauvres et les musulmans – du moins ceux qui ne profitent pas du clientélisme électoral qui fonde la vie politique indienne – sont les principales victimes de la diffusion d’un tel état d’esprit.

    5Or que voit-on dans le film ? Le début est relativement équilibré : une vie familiale et de quartier est évoquée brièvement, emblématique de l’organisation sociale en bidonville. En Inde, on s’y installe en effet près d’anciens voisins, ou de personnes de sa caste ou de sa confession, très souvent en famille, voire dans le cadre d’un projet immobilier en achetant un logement. Dans le film apparaissent des activités économiques à l’arrière-plan – des artisans, des menuisiers, des blanchisseurs, des commerces. Mais tout cela disparaît ensuite, noyé dans la violence, l’illégalité, le meurtre et la prostitution. Or, sait-on que Dharavi, ville-bidonville de plus de 500 000 habitants en plein cœur de l’agglomération, exporte ses articles de cuir, son électronique et sa menuiserie dans le monde entier ? Sait-on que lorsqu’on se promène à l’aventure dans un bidonville indien, en général aussi librement que dans un village, on rencontre des petits fonctionnaires, des techniciens du cinéma, des bijoutiers, presque aussi souvent que des porte-faix, des marchands de quatre saisons ou des balayeurs ? Une infime minorité travaille sur les décharges si présentes dans le film. Une enquête effectuée chez les habitants des trottoirs de Delhi a révélé que seuls 1 % d’entre eux étaient mendiants. Pas ou peu de drogue dans les bidonvilles indiens ; et pas plus de violence qu’ailleurs dans l’Inde urbaine – des villes aussi sûres que l’agglomération parisienne.

    6Ce qui manque au film, c’est tout simplement la banalité. Banalité de ce mode de vie chez les citadins de Bombay – ce qui ne veut pas dire qu’ils s’en satisfassent ni n’en souffrent terriblement. Banalité d’une vie quotidienne propre à tout travailleur de la planète – bien des parents partent le matin après avoir conduit leur enfant à l’école du bidonville, prennent le train de banlieue pour accomplir leur journée de travail, à l’atelier, au bureau ou devant leur échoppe. Certes, les gangs, souvent musulmans (ce qui ne fait que refléter l’importance de la population islamique dans les slums), sont facteurs de violence, surtout si la supériorité d’un groupe est contestée par un autre. Mais la violence est autant, sinon plus, le propre de l’Etat : du fait de la police, comme le montre le film ; mais aussi par les décisions de justice concourant à détruire les fragiles logements de ménages qui parfois perdent alors toute leur maigre épargne, qu’ont détruite  le bulldozer de la municipalité ou l’incendie allumé par les hommes de main de quelque politicien ou promoteur immobilier. Bien plus que la criminalité, ce que les Indiens appellent le nexus (la complicité) entre des hommes politiques, des fonctionnaires, les lobbies immobiliers et des élites urbaines est sans doute responsable de la misère de la vie en bidonville. Si l’on compare les favelas  brésiliennes aux slums indiens, comme le fait le programme de recherche SETUP financé par l’Agence Nationale de la Recherche (setup.csh-delhi.com), on se demande que choisir dans le tragique : la pauvreté sans autre violence que des éruptions sporadiques comme en Inde, ou bien une certaine stabilisation de l’habitat comme au Brésil mais avec le risque quotidien de prendre une balle perdue lors des batailles entre police et narcotrafiquants ?

    Pour citer cet article

    Référence électronique

    Frédéric Landy, « Mon petit bidonville à Bombay », EchoGéo, Sur le vif 2009, 2009, [En ligne], mis en ligne le 04 mars 2009. URL : http://echogeo.revues.org/index10947.html. Consulté le 11 juillet 2009.

    Frédéric Landy

    Frédéric Landy est professeur de géographie à l’Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense et responsable adjoint du programme SETUP